première histoire page 1

Prologue

Il se grattait nerveusement le pied au-dessus du sabot droit. Les démangeaisons venaient de reprendre. Il en était pourtant libéré depuis bien longtemps.

Jusqu’au dîner, il était fier de sa réussite. Doué pour les langues et l’écriture, A peine sorti de l’enfance, on l’envoya très tôt dans un monastère sur ordre du concile des langues. Dix ans plus tard, il traduisait quatre langues, le grec, le latin, l’araméen et l’arabe et lisait des bribes d’autres langages. Un inquisiteur dans le besoin le prit sous son aile, pour l’aider dans sa tâche. Il eut sous les yeux des manuscrits occultes. Il les étudia à fond et apprit à lire des langues oubliées. En accompagnant son maître, il fit son chemin dans la hiérarchie. A la mort de ce dernier, dix ans plus tard, il prit sa place. Usant des arcanes du pouvoir autant que du pouvoir des Arcanes, il se servit sans vergogne des manuscrits magiques pour accroître sa main mise sur l’inquisition. Fêtant ses cinquante-sept ans aujourd’hui, le voilà à la tête du pouvoir de la moitié de l’Europe, faisant frémir des rois, terrorisant des princes.

Pourtant le moindre de ses manuscrits mis au jour, le plus petit secret rendu public, l’emporterait vite vers le sort qu’il avait lui même réservé à des milliers de sujets, la torture et la mort.

Huit ans auparavant, il perdit l’usage de ses jambes dans l’éboulement d’un escalier. Impotent, il ne pouvait maintenir sa main mise sur l’église et perdre sa vie confortable l’enverrait vers une fin misérable. Il fit un pas de plus vers le Pouvoir en appliquant sur lui même un puissant sortilège qu’il avait renommé avec humour : les trois membres de Baphomet. Trois mois pour préparer ce rituel, dans une tour aveugle et muette de l’île de la cité à Paris.

Huit ans donc que sous le nombril, il était doté du corps d’un satyre. Si le rituel avait été compliqué à lancer, il avait vu très vite que le maintenir était exigeant au quotidien. Sa partie inférieure avait des appétits qu’il ne se connaissait plus, cinq fois par jour au minimum.

Il fut bien vite obligé d’organiser l’approvisionnement de victimes innocentes, qui dans un premier temps niaient avoir fait commerce avec le Diable mais qui finissaient bien trop vite par avouer avoir forniqué avec un vieux bouc. Ces femmes, jeunes et jolies autant que possible, finissaient tôt ou tard sur le bûcher. Il fallait en trouver toujours plus, toujours plus loin, l’abstinence mettait un terme au sortilège.

Aujourd’hui, huit ans ont passé, il ne pouvait nier avoir fait du mal aux royaumes, principalement la France et l’Espagne, semant la terreur par ses rafles, prélevant des jeunes filles dans les populations, tuant ceux qui résistaient. Sa milice privée agissait pour son compte, sous couvert de chasser le Malin que chacune de ses victimes finissait par rencontrer.

Plusieurs frères de l’Ordre eurent des doutes, quelques uns des soupçons, tous périrent après avoir avoué servir le Mal.

Il avait trouvé une solution et y travaillait depuis trois ans, faire venir une créature féminine d’une résistance suffisante et d’en faire une compagne aux ordres et à disposition.
Trois mois de préparations pour la première tentative. La créature invoquée, une dryade, s’enfuit et périt par ses hommes.
Depuis deux ans, il travaille sur un alliage entre une créature démoniaque, que l’on pouvait rendre servile et une créature d’essence féminine comme la dryade.
Ce fût un succès partiel, l’invocation a marché, le rituel consolidant le tout. Mais le cercle extérieur contrôlant le pentagramme, a été brisé par la chute d’une bougie noire, un instant avant l’achèvement du rituel, projetant l’invocation au nœud de force tellurique puissant le plus proche, coté ouverture du cercle, vers l’ouest, certainement quelque part dans le royaume de Bretagne. La plupart des sites énergétiques avaient été consacrés par les religions anciennes que l’église s’était empressé de démolir et de remplacer par ses lieux de cultes. La Bretagne était encore forte des anciens rites et possédait encore quelques créatures et sites magiques.
Le sortilège avait été ébréché, la forme physique et l’essence de la créature étaient apparues ailleurs. Sa malévolence, sa servilité et ses connaissances étaient restées au centre de l’assemblage compliqué de symboles sur le sol de chaux blanche qui avait été coulée sur le plancher du dernier étage de la tour. Seule une flamme bleue et rouge manifestait la présence de la créature.
Cette flamme allait décliner, il fallait y fusionner le corps physique avant son extinction.

Il dépêcha son meilleur élément, une brute, qui avait la capacité de ressentir les choses surnaturelles.
A plusieurs reprises, il avait usé de sortilèges sur ce paladin pour le rendre plus fort, plus résistant, le rendant plus méchant. Il avait pris garde de rendre sa perception extraordinaire inopérante contre lui pour ne pas se faire occire. Ce paladin était parti à la poursuite de la créature avec ordre de la rapporter vivante. Mais à force de pratique, il n’aimait que trop tuer, se rengorgeant du pouvoir absolu qu’il pensait détenir de sa fonction.
Une créature magique en liberté, c’était de plus en plus rare, l’église y avait veillé depuis plus de mille ans. Les créatures avaient quitté les territoires et les mémoires. Ne restait que des lambeaux de légendes de faits d’armes de héros chrétiens tuant des monstres. La Bretagne résistait encore un peu.
Le pouvoir de l’église ne tenait que par l’oubli, par les peuples, de savoirs que peu détenaient encore sur le continent.
Même les capacités du Christ avaient pour cause, plus des pouvoirs appris par ce dernier, que des dons offerts par son prétendu père. Heureusement, il fallait aller bien loin aujourd’hui pour en trouver des pratiquants.
Cette créature allait semer la zizanie. Il allait falloir limiter la casse et être discret.
Sa condition lui interdisait les voyages. Il devait faire confiance à ses hommes de main.
Il gérait beaucoup de choses de derrière son bureau, ses pieds à l’abri des regards et ses visites multi quotidiennes dans une garçonnière autant discrète que spéciale rendait difficile les déplacements extra muros.

Il tentait d’oublier l’échec de la veille, comptant sur la force de ses sbires pour rétablir la situation.
Il pensait à sa future possession, un livre dont il avait retrouvé la trace dans les écrits d’une secte d’Alexandrie qui tenta de prendre pied à Jérusalem pendant les croisades.
Un livre oublié, caché dans une île perdue qui n’était plus sur les cartes depuis au moins mille ans.
Un grimoire multimillénaire qui détenait de nombreux pouvoirs, dont celui de contrôler la Mort elle-même.

Ce livre avait été mis hors de portée jadis, pour contrecarrer les plans d’un roi d’Égypte qui avait ravi le trône à ses parents, en avait désespérément besoin. Sans le précieux ouvrage pour le sauver, de santé très fragile sans doute à cause de trop de consanguinité, il mourut jeune.

L’avoir pour soi dans les semaines à venir lui garantissait grâce à son étude approfondie et ses savoirs déjà acquis de devenir pour les siècles à venir l’éminence grise qui contrôlerait si ce n’est le monde, au moins l’Europe entière.
Ragaillardi par ses pensés agréables, il donna l’ordre de préparer une nouvelle victime, ferma son vaste bureau et descendit par l’escalier étroit en colimaçon camouflé derrière une paroi moulurée. Il ôta et accrocha ses robes monastiques, mis son masque de cuir bouilli rouge et cornu emprunté à long terme à un comédien qui n’en a définitivement plus besoin. Vêtu de ce seul accessoire, poussant la paroi de pierre pivotante, il entra de façon théâtrale dans la cellule confortablement meublée, terrorisant la jeune femme qui venait d’arriver.

Chapitrage

page suivante